L’océan menace d’emporter la presque île de Lège-Cap-Ferret. Les pouvoirs publics sont rattrapés par deux décennies de laxisme qui risquent de coûter cher.

Le vieil homme et la mer

C’est l’histoire de David contre Goliath. À la pointe du Cap-Ferret, un vieil homme défie l’avancée du grand bleu. Face aux vagues et marées qui avancent coûte que coûte et menacent de tout emporter, il a bâti un rempart de pierre entre l’Atlantique et le bassin d’Arcachon. « Il », c’est Benoît Bartherotte. Pendu au téléphone, il dirige les ballets de camions qui défilent chaque matin devant chez lui, et déversent sur sa digue des tonnes de pierres pour contrer l’érosion. Le septuagénaire est derrière cette construction colossale. Un combat contre l’océan et pour la prise de conscience des pouvoirs publics. Un sacerdoce.

Benoît Bartherotte contemple sa digue tout juste remblayée avec des matériaux divers (photo Matthias Hardoy)

Le petit fils de marin se bat seul depuis 1985 contre l’avancée de la mer. Une fois trentenaire, il voit la bâtisse de pêcheur où il a passé ses vacances enfant, subir la montée des eaux. Le combat commence. Il décide de reconstruire sa demeure sur un terrain classé inconstructible. Tant pis, il prend le risque. Pour Benoit Bartherotte, c’est chez lui. Il interdit aux touristes et autres riverains de circuler sur la bande de littorale désormais privatisée. L’État lui donnera raison en validant une occupation privative du domaine public. Depuis 1995, la pointe n’a plus jamais reculé d’un centimètre.

Monumental chantier

Pour construire son colosse de pierre, le milliardaire dépense plus de 200 000 euros par an. « Je préfère que ma fortune passe là dedans que dans des voitures de luxe », affirme-t-il. Certains le dépeignent en « Sisyphe poussant son rocher », en « hâbleur égocentrique », en « millionnaire excentrique et fou » qui croit pouvoir lutter en vain face à une érosion inéluctable. Mais la réalité est plus complexe. Sa construction a été jugée d’intérêt public par plusieurs rapports, dont celui des ingénieurs Alain Ferral et Jacques Viguier qui, dès 1996, affirme que « sans la digue édifiée par Benoît Bartherotte, le trait de cote aurait reculé de 50 à 80 mètres. »

Le septuagénaire, qui peut parler des heures de l’érosion tout en arpentant sa digue, a forcément sa lecture des derniers événements. « Cela fait des années que le sujet de l’érosion traîne. Didier Lallement [NDRL : prefet de la Nouvelle-Aquitaine de novembre 2017 à mars 2019 ] a enfin tapé du poing sur la table. Il s’est servi de l’atmosphère actuelle très tournée vers la protection de la nature pour pouvoir faire appliquer ce qui aurait du être mis en place il y a 25 ans ». Didier Lallement revient donc à la doctrine Barnier. Pas surprenant pour un ancien secrétaire général du ministère de l’Ecologie en 2007.

Photo aérienne de la pointe du Cap (archives IGN 1950-1965)

Mais pourquoi une telle résistance municipale à Lège ? Benoît Bartherotte voit au Ferret l’affrontement de deux camps, celui des protecteurs du Cap-Ferret comme lui, dit-il, soucieux de préserver la nature, et celui des développeurs, qui seraient uniquement mus par la volonté d’accroître l’attractivité touristique et économique de la zone.

Jean Mazodier, président de l’association PALCF (Protection Et Aménagement de Lège-Cap-Ferret) qui n’épouse pas toujours les vues de Benoît Bartherotte, partage pourtant cet avis. « La Presque île du Cap Ferret à 100 ans et cela fait bien longtemps qu’on a vu et compris que l’urbanisation et le tourisme outrancier avaient un effet néfaste. » Mais selon lui, c’est l’absence de solutions simples qui fait primer la pensée court-termiste. « Il n’y a pas de réponses faciles. Construire des digues coûte extrêmement cher et personne ne veut payer pour les bourgeois du Cap-Ferret. Relocaliser la ville coûterait encore plus cher et c’est irréalisable. Il n’y a pas tellement d’issue…»

Jeux de pouvoir au Cap

L’ ouvrage de Benoit Bartherotte est à la source de nombreux bras de fer avec les autorités. Le plus célèbre est le combat qu’il a mené contre Christian Frémont, préfet de Gironde en 2001, accusé d’avoir truqué des documents pour favoriser des plans d’urbanisme dans des zones de construction à hauts risques. Le procès se tient en 2015, mais le préfet meurt d’un cancer foudroyant avant le verdict. Le dossier est classé sans suite.

Plongeons dans ses souvenirs. En 1994, le rapport du bureau d’étude spécialisé dans l’environnement de la Sogelerg met en avant l’accélération de l’érosion sur la presque île de Lège-Cap-Ferret. L’heure est venue d’agir. Michel Barnier est ministre de l’Environnement. La loi qui porte son nom et fait prévaloir le principe de précaution est adoptée le 3 février 1995. Ses articles 11 à 22 concernent la « sauvegarde des populations menacées par certains risques naturels majeurs » comme l’érosion. Face à ce danger qui touche la côte Atlantique, le principe de précaution prime donc théoriquement depuis 24 ans.

Le préfet de l’époque, Bernard Landcuzy remet une lettre au maire de Lège-Cap-Ferret en 1996. Il y stipule d’« exclure les extensions d’urbanisation dans les zones menacées », celles où le littoral avance dangereusement, de manière à ce qu’aucune construction ne soit envisagée. Mais le maire n’écoute pas.

Pour Michel Sammarcelli, qui entame son premier mandat de maire, hors de question de stopper les constructions: « J’ai naturellement refusé de signer une telle décision », disait-il dans un compte rendu de conseil municipal en 1997, suite à la lettre que le préfet lui remet en 1996.

Le maire voit les décision des services de l’État comme « des mesures arbitraires aux conséquences catastrophiques pour les ferret-capiens ». Le problème de l’érosion passe au second plan.

La zone concernée par les plans d’urbanisme à venir est celle des 44 hectares. Un quartier qui depuis les années 80 voit se multiplier toutes les villégiatures de luxe à la pointe du bassin. Dans le même compte-rendu de conseil municipal du 4 décembre 1997, le maire défie la décision: « Nous verrons bien si l’État met en œuvre le contrôle de légalité ».

Il ajoute qu’« il est très bien de se soucier de l’avenir de nos petits-enfants, à condition toutefois de ne pas porter atteinte disproportionnée à nos intérêts ». L’érosion n’est pas une priorité.

Lorsque l’épisode est évoqué, l’actuel sous-préfet d’Arcachon, François Beyries sourit: « Je ne vais pas jusqu’à dire que c’était les promoteurs qui faisaient la loi. Mais c’est l’impression qu’on en avait. C’est la raison pour laquelle au moment où l’État s’y est penché, quelques problèmes sont apparus »

Vingt ans plus tard, l’État commande un nouveau rapport sur les risques de l’érosion. Nous sommes en 2018 et la situation a empiré.

Un rapport alarmiste

C’est ce rapport de 12 pages qui, en février dernier, déclenche la polémique. Commandé en mai 2018 par la direction régionale de l’Environnement (DREAL), il a été rédigé par le Centre national d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement (CEREMA) et remis à la préfecture à la mi-septembre 2018.

Il pointe le « caractère inéluctable du recul du trait de cote et l’accroissement de la vulnérabilité de la pointe face aux risques littoraux ». Il appelle tous les élus locaux à la mobilisation générale : « il faut rassembler tous les acteurs, […] et à partir de là définir des seuils d’alerte et de déclenchement de travaux d’entretien d’urgence ».

Mais la méthode interroge les acteurs locaux. Renaud Lagrave, vice Président de la région Nouvelle Aquitaine et Président de la GIP littoral (organisation qui regroupe les collectivités territoriales de la côte Aquitaine), est circonspect : « Je suis surpris par cette décision rapide, non concertée» nous a-t-il déclaré au mois de février dernier. J’ignore ce qui s’est passé dans la tête du préfet ! » Du côté de la mairie de Lège-Cap-Ferret dirigée par Michel Sammarcelli, on décide d’appliquer immédiatement la volonté préfectorale tout en disant partager « la même surprise ».

La plage de la pointe du Cap est interdite à la circulation pour prévenir les risques d’effondrement (photo Louisa Benchabane)

Des arrêtés qui font réagir

Les arrêtés du préfet Didier Lallement ont suspendu les autorisations d’occupations temporaires (AOT). Les particuliers en bénéficiaient depuis 50 ans pour construire des digues sur le domaine maritime. Des édifices essentiels pour protéger leurs propriétés. Les voix de ces riverains s’élèvent, comme celles des frères Laffite, enfants du Cap et tenanciers du célèbre restaurant en front de mer « Chez Hortense ». Pour rejoindre le bistrot, les touristes devaient emprunter une digue construite par la famille et entretenue par leur soin depuis. Mais l’édifice fait « de bric et de broc » selon les services techniques de la préfecture, n’apporte pas les garanties suffisantes pour autoriser la circulation des personnes. « On ne sait pas ce qu’il y a dans ces digues, indique le sous-préfet. Compte tenu du risque d’effondrement sur 930 mètres, le préfet a mis en garde le maire.

En feuilletant les dossiers , on se rend compte que ces combats sont le reflet d’un État absent. Les riverains sont obligés de se battre seuls contre l’érosion, car le droit de propriété délègue aux particuliers la protection de leur bien face à l’érosion. Ce qui est propice aux constructions clandestines. « Contrairement aux autres communes, les arrêtés municipaux ne découragent personne. Il y a la crainte de demander un permis de construire et qu’il soit refusé. En fait, le meilleur moyen de ne pas se faire refuser son permis, c’est de ne pas le demander! » confirme le sous-préfet.

Une histoire sans fin…

La prise de conscience est aujourd’hui partagée par Michel Sammarcelli, le maire de Lège-Cap-Ferret réfractaire dans les années 1995: « On a eu quelques discussions animées, confie François Beyries, mais c’est à la commune de se lancer avec détermination dans un nouveau plan de protection.»

Aujourd’hui les projets pour endiguer l’érosion s’accélèrent. « On encourage les propriétaires à former des syndicats pour que nous puissions les aider à protéger leurs propriétés. Car aucune aide ne peut être versée aux seuls particuliers », dit-il. La commune du Pilat a déjà inauguré ce projet. « Un exemple à suivre » pour le sous-préfet d’Arcachon.  
Depuis son petit bout d’île, Benoit Bartherotte est heureux que la prise de conscience grandisse. Le vieil homme sait que le combat qu’il mène est sans fin.


Les acteurs de notre Enquête :

Louisa Benchabane et Matthias Hardoy (infographies : Marti Blancho)