Mercredi 10 avril 2019, le Sénat rejette un amendement à la loi Consommation sur la traçabilité des huîtres. Depuis six ans, les ostréiculteurs traditionnels luttent pour établir une meilleure distinction entre les coquillages nés en écloserie et ceux nés en pleine mer. Quels enjeux se cachent derrière cet étiquetage ? Enquête sur le business de l’huître.

Depuis 2013, le sénateur écologiste du Morbihan Joël Labbé se bat sans relâche pour mettre en place un étiquetage systématique des huîtres. Le 3 avril 2019, son amendement à la loi Consommation sur la traçabilité des produits a été rejeté. “Je n’ai toujours pas de majorité”, déplore-t-il. Son objectif : distinguer les huîtres nées en écloserie de celles nées en mer. S’il est adopté, son amendement sera appliqué par le ministère de l’Agriculture. Le combat de Joël Labbé fait écho à celui de Patrice Gazo, petit ostréiculteur basé à Gujan-Mestras (33) et membre de l’association Ostréiculteurs traditionnels.

On ne peut pas concevoir d’étiquette sans avoir établi une traçabilité fiable auparavant”, répond Thierry Lafon, président du Comité Régional Conchyliculture Arcachon Aquitaine. Pour le moment, et malgré la législation européenne, la traçabilité de l’huître de sa naissance à sa commercialisation n’existe pas. Un coordinateur national a été nommé il y a deux ans pour établir une traçabilité zoo-sanitaire de l’huître, mais la démarche n’est pas encore arrivée à terme. Une simple question d’étiquette qui cache en réalité un véritable clivage entre les acteurs du business de l’huître sur le bassin d’Arcachon.

En Nouvelle-Aquitaine, 43 000 tonnes d’huîtres sont produites en moyenne chaque année. La région est même leader du captage de naissains en France. Sur le bassin d’Arcachon, l’ostréiculture est l’un des piliers de l’économie locale.

L’arrivée de l’huître triploïde, créée en laboratoire, bouscule le marché depuis 2001. Elle est disponible toute l’année, contrairement au coquillage naturel qui devient laiteux en période de reproduction.

Le goût particulier des huîtres laiteuses rebute nombre de consommateurs l’été. Les ventes ont donc tendance à baisser pour les ostréiculteurs traditionnels à cette période. En revanche, pour ceux qui font de la triploïde, c’est carton plein. Stérile, cette dernière ne produit pas de laitance. “C’est une injustice totale pour les ostréiculteurs traditionnels”, s’insurge Thierry Lafon. La consommation ralentit aussi au début des beaux jours, où sévissent parfois des épisodes de contamination qui touchent, sans distinction, les deux types de coquillages.

Si le dinophysis n’épargne aucune huître au printemps, la triploïde permet néanmoins de pallier la baisse de production estivale. En quarante ans, ce super-coquillage né aux Etats-Unis a réussi à conquérir le coeur de 90% des ostréiculteurs français.

Eric Marissal, PDG de Grainocéan, la plus grande écloserie de France basée à Saint-Martin-de-Ré (17), explique avoir voulu “produire une huître de qualité supérieure, toute l’année. Les ascendants tétraploïdes sont choisis selon leur capacité de résistance, c’est de la sélection quasi naturelle, déclare-t-il, on prétend que l’huître triploïde peut propager des maladies mais rien n’est prouvé biologiquement, c’est une légende.” Depuis 2014, GrainOcean International peut fabriquer des naissains d’huîtres triploïdes en grande quantité et les vendre aux ostréiculteurs de France : “C’est une huître haut de gamme très charnue. La majorité des clients de la triploïde sont des petits producteurs qui font les marchés ou de la dégustation en été. La triploïde, c’est un excellent produit consommateur” ajoute celui qui, en 2016, a réalisé un chiffre d’affaires de 540 998 euros.

A première vue, l’huître triploïde ne présente que des avantages. Aujourd’hui on considère qu’un tiers de la production ostréicole est composée de triploïdes, et les ostréiculteurs sont devenus dépendants des écloseries : “Si on veut être compétitifs, on est obligé d’en faire un peu, surtout l’été” se justifie Alexandre Vega, employé ostréicole chez Huîtres Papillon. L’huître triploïde a fait d’un métier artisanal un véritable business.

Si ce modèle économique est rentable, notamment parce qu’il permet de vendre l’été et d’élever les huîtres en 2 ans au lieu de 3 grâce à une croissance plus rapide, il a tout de même un coût. Chez Huîtres Papillon, une douzaine d’huîtres coûte 2,50 euros à produire, alors qu’un naissain triploïde à la douzaine s’achète presque 3 euros à l’écloserie. “On ne gagne pas plus d’argent, puisqu’on ne peut pas vendre la triploïde plus cher que l’huître née en mer” explique Alexandre Vega. Le prix d’achat est plus élevé, mais le prix de vente est le même, puisque le consommateur ne doit pas voir la différence. Loin de ces préoccupations économiques, Patrice Gazo, et son fils Jérôme, refusent de faire de l’huître triploïde.

A l’origine, le sénateur Joël Labbé souhaitait que les huîtres soient clairement identifiées « triploïdes » ou « diploïdes » par une étiquette visible sur leur emballage. “Mais, cela risquait d’effrayer le consommateur, d’après le Sénat, donc nous avons changé de stratégie. » Aujourd’hui, son amendement vise donc à distinguer celles nées en écloserie et celles nées en pleine mer. Un premier indicateur percutant, puisque les huîtres nées en pleine mer sont forcément diploïdes.

Triploïde ou diploïde, les huîtres prolifèrent aisément sur le bassin d’Arcachon. Et ce même dans le contexte actuel de changement climatique. Ces précieux coquillages semblent s’y adapter sans rencontrer de freins particuliers.

A Gujan-Mestras, une centaine de cabanes ostréicoles s’alignent dans le port. Le yo-yo des prix repose sur une absence totale de réglementation : « Il est interdit de fixer des tarifs. Les huîtres suivent la loi de l’offre et de la demande, avec deux cours différents : celui de la vente aux professionnels (poissonniers, grandes surfaces…) et celui de la vente aux particuliers », explique Benoît Le Joubioux, président de l’association Ostréiculteurs traditionnels. Les petits producteurs y gagnent plus à la commercialisation directe qu’à celle en gros. En moyenne, ils vendent leur douzaine deux fois plus chère dans le premier cas que dans le second. Les plus gros producteurs misent sur les grandes surfaces, parce que leur coût de production à la douzaine est moindre et les supermarchés prennent en charge les frais de diffusion.

Dans la cabane des Huîtres Papillon, la douzaine grimpe à 6,80 euros pour les clients privés. A sa tête, Alexandre Vega, 22 ans, gagne un peu plus que le SMIC et compte un ouvrier ostréicole et une secrétaire dans son équipe. « Nous faisons 70% de nos ventes en direct, mais aussi 10%, avec le supermarché U », explique-t-il. Opposé à la grande distribution, Patrice Gazo est un petit producteur d’huîtres de mer. Il faut s’aventurer un peu plus loin dans le port de Gujan, « La Passerelle » pour les habitués, pour trouver sa cabane grise et bleue devant laquelle flotte fièrement un drapeau de l’Union Bordeaux Bègles. Patrice travaille huit heures par jour, dimanche matin compris, jour de marché oblige. Pour le moment, il parvient tout juste à se dégager 700 euros de salaire mensuel. Et c’est le cas de nombre de ses collègues, d’après lui.

« L’huître est un produit dont le prix a peu augmenté ces dix dernières années. Entre 2008 et 2010, une baisse de volume a provoqué une forte hausse des tarifs. Mais, ils se sont ensuite stabilisés. En ce moment, ils ont même tendance à diminuer, parce qu’il y a du volume de production », avance Aurélie Lecanu, membre du Comité Régional de La Conchyliculture Arcachon Aquitaine.

Alors, gagner sa vie ou gagner la confiance des consommateurs ? Certains ostréiculteurs ont décidé de ne pas choisir et se sont mis à surfer sur la vague du « bio ». Depuis 2010, sur les étals des marchés ou dans les rayons des grandes surfaces, les amateurs retrouvent leur coquillage bien-aimé, enfin certifié “naturel”. Et pour cause, le recours à la triploïde est strictement interdit. Le plan est parfait pour échapper à la polémique.  

Pourtant, sur le bassin d’Arcachon, royaume de l’ostréiculture, il n’y pas l’ombre d’une cabane à huîtres bio. Alexandre Vega qui s’apprête à reprendre l’affaire “Huîtres Papillon” à Gujan Mestras, se dit même révolté par le label. Car il est une chose que bien des consommateurs ignore : si l’étiquette remporte facilement leur confiance, elle est très loin de garantir des huîtres nées en pleine mer.

Réglementation hasardeuse, logique industrielle ou épidémie incontrôlée du “bio » ?  Toujours est-il que les huîtres naturelles s’éloignent à nouveau de nos papilles. Les divers vents de contestation qui soufflent sur le bassin d’Arcachon soulèvent une question universelle : jusqu’où le progrès doit-il aller ? Jusque dans nos assiettes pour certains. En dehors des parcs à huîtres pour d’autres.

Alice Bacot, Camille Becchetti, Valentin Després, Alix Fourcade, Eve Guyot et Pierre Larquier.

Si vous souhaitez en savoir plus sur la manière avec laquelle nous avons mené cette enquête, cliquez sur le lien suivant : le making of du business de l’huître