La cuisine centrale de Bordeaux nourrit des milliers d’écoliers. Mais que mangent vraiment nos enfants ? Plongée dans le monde des friands au fromage et des macédoines de légumes.
À Bordeaux et à Mérignac, la restauration collective des écoles maternelles et primaires est assurée par le SIVU (Syndicat intercommunal à vocation unique), une cuisine centrale qui produit chaque jour près de 23 000 menus, dont 97 % à destination des écoliers. Mais tous les enfants ne peuvent pas profiter de ces repas, car cette cuisine géante a fait le choix de n’élaborer aucun repas spécifique pour les enfants sensibles à certains allergènes.
Pourtant, les allergies alimentaires touchent de plus en plus d’enfants. Selon l’Agence nationale de la sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses), on estime aujourd’hui que 8 % des enfants, contre 3,5 % des adultes, sont touchés par ce phénomène. D’ailleurs, avec « près de 97 % d’enfants scolarisés en maternelle et en élémentaire qui mangent chaque jour à la cantine, la question est régulièrement soulevée », explique Emmanuelle Cuny, adjointe au maire à l’éducation et présidente du SIVU.
À l’heure des dérives de l’industrie agroalimentaire, des étiquettes falsifiées, aliments ultra-transformés et autres additifs, inscrire à la cantine un enfant présentant une ou plusieurs allergies s’avère donc risqué.
Deux fois par semaine, le SIVU propose du poisson aux élèves des écoles élémentaires bordelaises, sous forme d’entrées et de plats. Sans surprise, les enfants allergiques au poisson ne peuvent pas en manger. Mais ce ne sont pas les seuls…
Après avoir analysé les repas à base de poisson préparés par le SIVU, sur la période du 25/03 au 14/04, il apparaît en effet que celles et ceux qui sont allergiques au lait et au gluten sont également concernés par ce problème. La présence de ces deux allergènes, si elle n’est pas systématique, est détectable dans 66 % des assiettes analysées. Un autre allergène est lui aussi bien présent, le sulfite, dans 75 % des plats principaux.
Le constat est sans appel. Manger du poisson lorsque l’on présente une ou plusieurs allergies peut s’avérer complexe et dangereux, notamment à cause de la présence d’allergènes inattendus dans certains plats.
Pas de repas spécifiques
Heureusement, une alternative existe pour ces enfants : les paniers-repas. Grâce à un PAI, pour Projet d’accueil individualisé, la mairie, en concertation avec les parents, le directeur de l’école, l’enseignant et le médecin scolaire peuvent proposer cette solution aux parents. Julie, la maman d’Achille, 3 ans et demi et à qui on a détecté une allergie au lait juste après la rentrée scolaire se satisfait de cette alternative : « Cette solution me convient parce qu’au moins je sais ce que mange mon fils ». Mais si elle s’accommode de cette situation, d’autres parents regrettent quant à eux que le SIVU n’élabore aucun repas spécifique et adapté aux allergies.
La cuisine centrale reste ferme sur sa position : « avec plus de 20 000 repas par jour, c’est juste infaisable », se défend Emmanuelle Cuny, présidente de l’établissement.
D’ailleurs, le problème des allergies alimentaires n’est pas au centre des préoccupations du SIVU. « Si l’on devait produire des repas spécifiques, il nous faudrait réadapter tous nos locaux. Prendre en compte les allergies de chacun, c’est rentrer non plus dans une logique de restauration collective, mais plutôt dans une logique médicale, ce qui est un métier différent du nôtre », explique Christophe Simon, directeur de la cuisine centrale.
Du côté des médecins scolaires, c’est l’argument sécuritaire qui est avancé. « Pour une allergie extrêmement grave, on va conseiller les paniers-repas, car ce serait prendre trop de risques pour le personnel de cantine », explique Sabine le Gouillou, médecin scolaire en Gironde. Mais selon elle, le problème est en fait encore plus complexe en milieu urbain, là où les cuisines sont centralisées : « les services de restauration que l’on trouve en milieu rural, peuvent, eux, s’adapter et proposer des plats sans allergènes aux enfants, en remplaçant par exemple le poisson par une tranche de jambon conservée au frigo».
Alors que le nombre d’allergies a doublé ces cinq dernières années en France, il est fort probable que cette problématique s’impose de plus en plus au sein des écoles.
Un enfant allergique peut-il manger dans une cantine bordelaise ? Oui, c’est possible mais pas tous les jours. Dans le cas d’une allergie alimentaire peu contraignante, les familles ont la possibilité d’inscrire leur enfant à la cantine tout comme elles peuvent préparer elle-même un repas. Il suft pour les parents de se connecter sur le site du SIVU et de valider, ou non, le menu de la journée, selon qu’il soit conforme aux contraintes de l’enfant. « C’est un peu à la carte », souligne le docteur scolaire de Mérignac, Nathalie Desaft.
Le 26 mars, par exemple, le menu servi aux enfants contenait deux allergènes mais pouvant être séparés. A contrario, le 1 avril était le pire jour pour les enfants souffrant d’une allergie, avec 23 allergènes dans l’assiette !
D’une manière plus générale, nous avons aussi analysé et compté le nombre d’allergènes et de traces présent dans les menus de la cuisine centrale :
Outre les allergies, c’est l’origine des produits qui inquiète les parents.
Nous avons analysé les menus des écoles bordelaises sur dix semaines, le résultat semble positif : 24,5 % des plats composant les repas des écoliers sont bios. Mais des disparités existent selon le menu choisi par l’enfant.
Un an après les Etats généraux de l’alimentation, la loi pour l’Équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et une alimentation saine et durable, est promulguée le 1er novembre 2018. Une des mesures phare prévoit l’obligation pour les restaurants collectifs publics de servir, d’ici 2022, 50 % d’aliments labellisés (label rouge, IGP, AOP, etc), dont 20 % de bio au minimum.
Mais la loi est floue : Quid du local et des légumes de saison ?
La loi mentionne « les circuits courts ». Mais le flou demeure. En effet, grâce à un jeu sémantique subtil, la loi Egalim entretient l’amalgame entre circuits de proximité, qui n’ont fait l’objet d’aucune définition officielle, et circuits courts, qui définit la vente directe du producteur au consommateur et autorise un seul intermédiaire maximum.
« C’est de la com ! Les collectivités locales n’ont pas attendu la loi pour agir indépendamment sur le contenu des assiettes servies aux enfants » rappelle fièrement Alexandre Rubio, chef du bureau d’appui et d’ingénierie de la restauration et de l’énergie des collèges de Gironde.
Dans un rapport d’information rédigé en 2015 et consacré aux circuits courts et à la relocalisation des filières agricoles et alimentaires, l’ancienne députée EELV de Bergerac, Brigitte Allain, pointe l’obstacle principal : « L’Union européenne s’est construite sur le principe fondateur de la libre circulation […] Ce principe irrigue la réglementation européenne et notamment le droit des marchés publics. Il n’est pas possible de discriminer un produit […], ou à l’inverse de le favoriser sur la base du seul critère qu’il est produit sur son sol ». Même si elle le voulait, une cantine ne pourrait donc pas légalement sélectionner ses denrées selon leur provenance géographique.
Pour Bérénice Walton, ancienne présidente des jeunes agriculteurs de Gironde et initiatrice d’un projet d’approvisionnement local dans les cantines des écoles de Saint-Jean d’Illac, près de Bordeaux, « Sodexo, SIVU (Syndicats Intercommunaux à Vocation Unique, ndlr), toutes ces entreprises qui font beaucoup de volume n’ont pas envie de s’embêter. Elles peuvent faire venir du bio du Maroc, ça ne leur pose aucun souci éthique.»
Entre favoriser les labels ou le local, la législation semble avoir fait son choix.
Le coleslaw est représentatif de cette incongruité. Un lit de mayonnaise, du chou et des carottes aspergées de citron et saupoudrées de sucre : voilà la recette du coleslaw. Dans les cantines bordelaises, cette entrée est étiquetée toute bio. Mais pour les parents les plus exigeants, l’idéal du bon légume, c’est le local.
Le coleslaw est une crudité inventée à la Nouvelle-Amsterdam il y a trois siècles de cela. Mais aujourd’hui, d’où viennent les légumes qui composent ce met si prisé par les cantiniers?
Bizarrement, ce n’est pas marqué sur le papier. La fiche-produit de la carotte et du chou, consultables en ligne, indiquent tout un tas de données : caractéristiques nutritionnelles, liste des allergènes, code emballeur, certificat bio, et, bien sûr, le producteur. « Servilégume industrie : le frais garanti ». Située entre Nantes et La-Roche-sur-Yon, cette entreprise de transformation de légumes épluche, éboute, lave et râpe les intéressés. Mais quand il s’agit de communiquer le lieu d’origine des ingrédients du coleslaw : chou blanc.
Épluchons alors les documents transmis par Christophe Simon, directeur du SIVU. On apprend finalement que nos légumes sont Français. La cuisine générale communique donc sur la provenance, mais pas aussi précisément que l’on pourrait l’espérer. Alors, dans quel coin de l’Hexagone poussent ces légumes ?
De septembre à mars, les carottes bio poussent dans le Grand-Ouest, mais pour le SIVU il ne s’agit pas d’une agriculture locale, la frontière étant située à plus de 200 km. Dès le mois d’avril, on les récolte en Bretagne, car la saison est passée. Encore un petit décalage avec le principe de saisonnalité prôné par la cuisine centrale des écoles publiques. Le chou, lui, vient de la Manche. Ou alors de Bretagne. Le SIVU ne tranche pas.
Pour plus de proximité, la cuisine centrale regarde du côté de l’entreprise Elixir, moins éloignée de Bordeaux. Mais elle a besoin de machines spécifiques. Encore un peu de patience avant de déguster du coleslaw bio… et local.
Autre préoccupation des parents quand ils inscrivent leur progéniture à la cantine : le coût du repas. Depuis le vote de la loi agriculture et alimentation le 28 mai 2018, les cantines scolaires seront désormais dans l’obligation d’introduire 20 % de produits bio dans les menus de cantine.
Cependant, pour Emmanuelle Cuny, l’adjointe au maire, il n’y a pas d’inquiétudes à avoir. Selon elle, quoi qu’il advienne, il n’y aura pas « d’après bio » visible sur le prix des tickets de cantine.
« À Bordeaux et à Mérignac, toutes nos cantines sont déjà passées à 30 % de bio dans les menus. Cela n’entraîne pas de surcoût pour les parents puisque nous prenons en charge la différence si elle leur pose problème. Nous avons onze tarifs différents en fonction du quotient familial, ainsi un repas peut aller de 41 centimes à 4.45 euros, selon les moyens des parents. » Le surcoût lié au bio, estimé à 68 centimes d’euros par repas par le Ministère de l’agriculture, serait en fait compensé par des économies dans d’autres domaines.
Lutter contre le gaspillage
Selon Florent Guhl, le Directeur de l’Agence Bio, en 2018 les cantines ayant fait état de leur situation dans le rapport affichent un pourcentage moyen de 32 % de produits bio pour un coût de matière première moyen de 1.88 euro. Ce montant, d’après lui, s’inscrit donc dans la moyenne nationale du coût d’un repas « conventionnel » en restauration collective, évalué entre 1.50 euro et deux euros.
Pour équilibrer le budget suite à l’introduction de 20 % de bio, Florent Guhl insiste : « Nous pouvons compter sur plusieurs leviers. Le plus important, c’est la lutte contre le gaspillage alimentaire par lequel on entend une adaptation des grammages, la mise en place d’un self-service, la pesée des déchets ou encore la mise en place de tables de tri et l’instauration de repas ». Avec cette action, 62 % des collectivités sondées déclarent ne pas avoir vu leur budget augmenter suite à l’introduction de bio dans leurs menus.
À travers différents leviers, les cantines semblent être sur la voie d’un équilibre qui satisfait financièrement les parents. D’ici 2022, il reste encore des efforts à fournir, mais la tendance devrait rester la même : l’introduction du bio dans les menus ne pénalise pas les parents.
Le plastique fait polémique
Mais il n’y a pas que le contenu de l’assiette qui crée l’inquiétude chez les parents. « À Bordeaux, la nourriture est toujours cuite, conditionnée et réchauffée dans des barquettes en plastique », détaille Magali, membre du Collectif bordelais pour une cantine sans plastique et chercheuse au CNRS. Chaque jour, ce sont entre 12 000 à 14 0000 barquettes à usage unique qui sont utilisées, détaille Christophe Simon, directeur du SIVU.
Si le plastique inquiète, c’est parce qu’il contient de nombreuses substances chimiques. Certaines molécules, appelées perturbateurs endocriniens, agissent sur le système hormonal et pourraient être à l’origine d’affections comme le cancer, le diabète ou bien l’obésité selon l’INRS.
À la cantine, « les enfants sont exposés à des substances potentiellement nocives, voire inconnues », s’inquiète Magali. La loi française prévoit de mettre fin à l’utilisation de « contenants alimentaires de cuisson, de réchauffe et de service en matière plastique » dans les cantines avant 2025. Une obligation que la ville de Bordeaux souhaiterait appliquer bien plus tôt.
La transition a un prix
En janvier 2018, Emmanuelle Cuny l’affirme pourtant : « Le plastique, c’est fini ». L’adjointe au maire confirme la décision d’Alain Juppé de remplacer les barquettes en plastique dans les cantines par des barquettes en cellulose, un matériau biodégradable présent dans les cellules végétales.
Mais une telle transition a un coût. “Compte tenu de l’explosion de la demande, constate Christophe Simon, le prix des barquettes en cellulose peut être de 35 à 80 % plus élevé que celui du plastique”. Ailleurs, certaines communes ont déjà sauté le pas.
Un dénouement avant la fin de l’année ?
Le SIVU en est aujourd’hui à son troisième appel d’offres pour trouver un fournisseur en barquettes de cellulose. Les deux premiers n’ont pas abouti. « L’idée c’est d’engager avant la fin de cette année un marché de barquettes en cellulose. Et ensuite d’engager la cuisson sous vide basse température avec des bacs inox courant 2020 », annonce Christophe Simon.
Pour Emmanuelle Cuny, il ne s’agit pas d’un retard : « entre le moment où vous prenez une décision et le moment où vous pouvez la mettre en place, il s’écoule plusieurs mois ». Mais le dénouement pourrait être proche : « une des entreprises qui a répondu à l’appel d’offres est tout à fait satisfaisante. Je pense qu’on va pouvoir mettre en place les barquettes avant l’été ». Pour ce qui est du coût, elle l’assure : « il n’y aura pas de répercussions sur les prix. C’est la ville qui va financer le surcoût ».
Mais la cellulose n’est pas non plus la panacée. « C‘est un produit d’avenir, mais ce n’est pas encore “secure”, affirme Christophe Simon. Mais on a demandé aux fournisseurs des exigences en terme d’études de migration supérieures à la réglementation actuelle »
Le collectif de parents d’élèves n’est pas satisfait de cette solution : « il y a très peu d’études sur ce matériau », déplore Magali. « Je plaide pour des solutions dont on mesure tous les risques : les matériaux inertes et lavables que sont le verre, la porcelaine, l’inox… » En attendant le changement de barquettes, il reste les pichets et verres en plastique sur les tables des écoliers. Emmanuelle Cuny soutient : « cela va être remplacé avant l’été ».
Malgré certains efforts de la part des cantines, parents comme enfants restent difficiles face aux assiettes. Pourtant, chacun attend patiemment la fin du service en quête de rab, dans l’espoir d’un goût meilleur.
Rahma Adjadj, Matthieu Fontaine, Hippolyte Radisson, Edith Rousselot, Philippine Renon, Lio Viry